Niveau 2

Comparons Ésope et Alciat

L'emblème d'Alciat que nous allons découvrir part d'une fable antique, comme c'est le cas de l'emblème « Le renard et le masque», que vous pouvez aussi découvrir sur Imago. Pour commencer, lisez en traduction la fable d'Ésope 266 : « L'âne qui portait une statue de dieu » (trad. d'Émile Chambry, 1927).

Voici maintenant l'emblème d'Alciat, avec un titre elliptique sur lequel nous reviendrons tout à l'heure, la gravure de l'édition parisienne de 1534 et l'épigramme, qui est une réécriture de la fable d'Ésope par Alciat.

Non tibi sed religioni

Ane Isis 1534

1. Isidis effigiem tardus gestabat asellus,

Pando uerenda dorso habens mysteria.

3. Obuius ergo deam quisquis reuerenter adorat,

Piasque genibus concipit flexis preces.

5. Ast asinus tantum praestari credit honorem

Sibi, et intumescit admodum superbiens,

7. Donec eum flagris compescens dixit agaso,

Non es deus tu aselle, sed deum uehis.

Alciat, Emblematum libellus, Paris, Ch. Wechel, 1534, p. 39
  • Quelles similitudes et quelles différences constatez-vous avec la fable d' Ésope ?
  • Essayez de traduire le titre. Quel peut être l'effet recherché par le mode d'énonciation adopté ?
  • L'épigramme comporte-t-elle une morale explicite ?

Voici des gravures d'autres éditions des Emblèmes d'Alciat.

  • Quels degrés différents de proximité constatez-vous avec le texte d'Alciat, selon les éditions ?
  • Pouvez-vous expliquer la raison d'être probable de certains écarts ?
  • La posture des passants et la représentation d'Isis vous paraissent-elles viser une forme de reconstitution à l'antique ou faire l'objet d'une transposition chrétienne ?

D'autres sources d'inspiration d'Alciat

Les Adages d' Érasme

Une expression de l'épigramme latine d'Alciat attire particulièrement l'attention, parce qu'elle se différencie nettement du texte d'Ésope : l'âne est dit dorso habens mysteria. L'expression est proche de l'adage 1104 d'Érasme Asinus portans mysteria, lequel est une traduction d'une expression grecque présente chez Aristophane : Ὄνοϛ ἄγὠν μυστήρια. Lisons-le 1

Asinus portans mysteria

Ὄνοϛ ἄγὠν μυστήρια, id est Asinus portans mysteria, in eum dicebatur, qui praeter dignitatem in munere quopiam versebatur, veluti si quis ignarus litteratum bibliothecae praefectus esset. Aristophanes in Ranis :

Νὴ τὸν Δἰʹ͵ ἐγὠ γ ʹοὖν ὄνος ἄγων μυστήρια·
Ἀτἁρ οὐ καθἐξω ταῡτα τὸν πλείω χρόνον,  id est,

Ita, per Jovem, sum asinus vehens mysteria.

Verum ista non iam sustinebo diutius.

Interpres affirmat inde natum adagium, quod olim, quibus ad peragenda sacra Eleusinia opus erat, asino imposita deportabantur. Quadrabit et in eos, quorum opera aliis dumtaxat est usui, cum ad ipsos prater molestiam nihil interim redeat, veluti si quis cibos aliis gestet, quibus ipsi non liceat vesci. Huc allusisse videtur Apuleius, cum se fingit asinum Cererem deam circumferentem. [...] Itaque torquebitur eleganter in eos, quibus immerentibus honos habetur, veluti, cum indoctis doctoris titulus, pileum et anulus aliaque id genus insignia attribuuntur.

Un âne chargé des objets de culte

On le disait de qui occupait quelque charge sans en être digne. Par exemple si un illettré avait été placé à la tête d'une bibliothèque. Aristophane dans Les Grenouilles:

Grands dieux ! Me voici donc être l'âne chargé

De porter les objets au culte destinés.

Mais cette charge-là, je ne l'assumerai

Pas plus longtemps, oh non: voilà je m'en défais.

Le scoliaste indique que cet adage vient de ce que jadis on faisait porter par un âne les objets de culte nécessaires à l'accomplissement des mystères d'Eleusis. Il s'appliquera également à ceux dont l'activité rend seulement service à autrui, alors que dans le même temps, elle ne leur cause à eux que des désagréments. Par exemple si on sert de la nourriture aux autres sans avoir le droit d'en manger soi-même.

Apulée semble avoir fait référence à cet adage quand il se représente sous la forme d'un âne promenant à l'entour sur son dos la déesse Cérès.

[...] Aussi détournera-t-on l'expression avec élégance pour l'appliquer à ceux qui jouissent d'un honneur qu'ils n'ont pas mérité par exemple, quand on accorde à des incultes le titre de docteur, le bonnet, l'anneau et autre distinction de ce genre.

  • Quel sens précis a le terme mysteria dans l'emblème d'Alciat, s'il est bien inspiré de l'adage 1104 d' Érasme ?
  • Ésope et Érasme donnent-ils le même sens à cet âne à la fois imbu de lui-même et stupide ?

Le commentaire de l'adage 1104 d' Érasme met en parallèle l'expression présente chez Aristophane 2 et un passage des Métamorphoses de l'Âne 3 de l'écrivain tardif Apulée. Il fait allusion à un épisode précis de cette œuvre.

Les Métamorphoses de l'Âne d'Apulée et son succès à la Renaissance

L'âne et Isis

Dans ce roman, écrit par un écrivain d'Afrique du Nord au IIe s. ap. J.-C., le héros principal et narrateur, Lucius, est transformé en âne, plusieurs fois désigné par le terme asellus. Celui-ci, au livre VIII des Métamorphoses, est acheté par un prêtre de la déesse Cybèle. La déesse, ses prêtres et son culte apparaissent sous un jour ridicule et effrayant. L’âne, après avoir été copieusement humilié par son nouveau propriétaire, doit porter la statue de la déesse que ses prêtres promènent pour obtenir de l’argent de ceux qu’ils rencontrent. Ces prêtres, castrés volontairement, et qui se fouettent jusqu’au sang de manière malsaine, sont ridiculisés.

Il faut rappeler que ce roman, redécouvert au Quattrocento, est très apprécié à la Renaissance. Il est par exemple commenté par le célèbre humaniste italien Filippo Beroaldo. Mino Gabriele, grand spécialiste des Emblèmes, rapproche ainsi l'emblème d'Alciat d'une édition illustrée d'Apulée commenté par Beroaldo parue à Venise en 1520 4. On y voit l’âne porter la statue de Cybèle, illustration qui fournit donc un modèle que les graveurs illustrant les emblèmes ont pu avoir à l'esprit. En outre, ce même roman d'Apulée accorde une grande importance à la déesse Isis, au livre XI, puisque c'est elle qui permet la délivrance de Lucius et son retour à l'apparence humaine. Pour Mino Gabriele , Alciat a condensé plusieurs passages des Métamorphoses ensemble. On pourra remarquer que dans l’édition padouane de 1621, la gravure représente Isis sous la forme d'une véritable statue à l’antique ; or celle-ci, outre une branche d'arbre, porte le navire caractéristique du culte rendu à Isis selon l’évocation même qu’en donne Apulée au livre XI. Mino Gabriele montre que ces deux attributs apparaissent déjà à propos d’Isis dans une gravure illustrant l’œuvre mythographique de Vincenzo Cartari Imagini de gli dei de gli antichi (Padoue, 1615), publiée chez le même imprimeur que les emblèmes de 1621, Pietro Paolo Tozzi.

Quelle « morale » ?

Il y a-t-il un sens précis à donner à l'emblème d'Alciat ? Le texte et son motto ou titre laissent une forme d'indétermination sur ceux que cette fable satirise. Mais toutes les éditions d'Alciat n'ont pas adopté le même parti. À partir de l'édition lyonnaise de 1549, publiée par Guillaume Rouillé pour Macé Bonhomme, et qui est la première à introduire un classement thématique, cet emblème est dans les premiers abordés. En effet, il est classé dans la rubrique Deus siue religio, laquelle est placée en tête puisque Barthélemy Aneau, responsable du classement, prétend aller du sommet au bas des êtres. Et de fait, une lecture religieuse de cet emblème a pu être proposée : Mino Gabriele voit dans la combinaison des divers passages du roman d’Apulée une dénonciation ironique de l’hypocrisie du clergé catholique. La christianisation implicite de la scène, que les gravures avant 1621 renforcent, y contribuent sans doute aussi. Cette lecture est déjà proposée dès la Renaissance. C'est ainsi que Claude Mignault, professeur humaniste, commentateur des emblèmes, donne ainsi une double clé de lecture dans son commentaire concis publié dans l'édition parisienne de 1584 :

Icy sont reprins les magistrats civils, comme aussi les Ecclesiastiques, qui s’attribuent l’honneur, qui est deu au Prince ou à Dieu seul. Il n’y a celuy qui ne confesse aisement qu’honneur doit estre fait à ceux ausquels la charge des choses sacrees est commise, ou qui sont employez au fait de la Republique : lequel honneur toutefois ils ne doivent exceder, car autrement pourroient ils estre reprins, comme fut cest Asne porte-chasse.

Alciat, Les emblèmes, Paris, J. Richer, 1584, f. 12 r°

La fable chez La Fontaine

Pour finir notre tour d'horizon, regardons ce que devient la fable chez Jean de La Fontaine.

L'Âne portant des reliques

Un Baudet, chargé des Reliques,

S’imagina qu’on l’adorait. Dans ce penser il se carrait,

Recevant comme siens l’Encens et les Cantiques.

Quelqu’un vit l’erreur, et lui dit :

« Maître Baudet, ôtez-vous de l’esprit

Une vanité si folle.

Ce n’est pas à vous, c’est l’Idole

À qui cet honneur se rend,

Et que la gloire est due. »

D’un Magistrat ignorant

C’est la Robe qu’on salue.

Jean de La Fontaine, Fables, V, 16
  • Par rapport au texte d'Alciat, celui de La Fontaine vous paraît-il plus proche ou plus éloigné de la fable d' Ésope ?
  • Quels éléments accentuent la christianisation des référents religieux ?
  • Quelles vous semblent-être les caractéristiques propres du poème de La Fontaine ?
  • Sur quel terrain la critique se place-t-elle ?

Bref, comme pour « Le Renard et le Masque », ce parcours montre que La Fontaine a eu de prédécesseurs nombreux, et qu'il donne ses accents propres à ce fonds déjà richement illustré avant lui.

  1. Érasme de Rotterdam, Les Adages, dir. J.-Ch. Saladin, Paris, Les Belles Lettres, 2011, t. II, p. 85-86.
  2. Aristophane, Les Grenouilles, v. 159-160
  3. Apulée, Les Métamorphoses de l'âne, VIII, 27
  4. Andrea Alciato, Il libro degli Emblemi, Mino Gabriele (éd.), Milano, Adelphi, 2015 (1ère éd. 2009), p. 209-214
Par Anne-Hélène Dollé
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