Niveau 3

Découvrons l'emblème

Virtuti Fortuna comes

Fortune Compagne De Vertu 1534
Paris, Ch. Wechel, 1534, p. 22

Anguibus implicitis, geminis caduceus alis,

Inter Amalthaeae cornua rectus adest.

Pollentes sic mente uiros, fandique peritos

Indicat ut rerum copia multa beet.

  • Essayez de traduire le titre de cet emblème. Comment comprenez-vous le sens de Fortuna ? A quels termes du poème peut-il faire écho ?
  • Sur la gravure, repérez-vous des éléments iconographiques qui vous sont familiers ?
  • Qu'est-ce qui vous frappe dans l'organisation de la gravure ?
  • Faites une rapide recherche documentaire pour savoir qui était Amalthée et quel sens recouvre l'expression Amalthae cornua.
  • Partagez-vous l'affirmation optimiste de cet emblème ? Est-elle conforme à l'image de l'écrivain, de l'homme de lettres qui vous est la plus familière par des œuvres littéraires ?
  • Comparez les gravures de ces trois éditions successives d'Alciat. Quelles sont leurs ressemblances et leurs différences.
  • Il y a-t-il une différence de fidélité au texte de l'épigramme ?

Aux sources de l'emblème

Le titre de l'emblème

Le motto (titre)de cet emblème est proche de l’adage d’Érasme Virtute duce, comite fortuna, adage 3947, que nous donnons ici, avec son commentaire 1 :

Guidé par le mérite, escorté par la chance

Au livre 10 des Lettres à ses familiers, Cicéron écrit à Plancus : « Tu as atteint tous les sommets, guidé par le mérite, escorté par la chance. » La formule est assez énergique et heureuse pour que certains en aient fait leur devise. Le mérite sait choisir l’excellence. S’il n’y atteint pas, il reste que dans les entreprises les plus nobles et les plus grandes, il est glorieux d’avoir voulu. S’il y atteint, à lui la première louange, comme inspirateur d’insignes exploits, à la chance la seconde, pour l’avoir secondé.

Dans cette formule, la uirtus est l'excellence, la valeur, le «  mérite  », et la fortune est la chance heureuse qui favorise l'action politique ou militaire. Le commentaire d’Érasme inscrit la formule dans une réflexion déjà très présente dans l’Antiquité, et reprise à la Renaissance, sur la part respective du mérite personnel et de la chance dans le succès de l’homme de guerre ou de l'homme politique. Voir par exemple l'opuscule des Œuvres morales de Plutarque intitulé La Fortune ou la Vertu d’Alexandre ou à l'époque moderne le Prince de Machiavel.

La gravure et ses sources

Caducée et cornes d'abondance

La gravure de l’édition de 1534 illustre de manière précise le premier distique, plus que celle de la première édition des Emblèmes, de 1531. Selon Stéphane Rolet, auteur d’un riche article sur cet emblème et ses sources, il est probable qu’Alciat lui-même soit intervenu pour suggérer des modifications 2. La gravure de 1534 est la première à faire figurer de véritables cornes d’abondance ; le motif des ailes est appuyé de manière redondante : le caducée est surmonté d’un pétase ailé, tout en restant flanqué d’une paire d’ailes.

Le caducée, au centre des deux figures, est l’attribut de Mercure, dieu de l’éloquence. On peut se reporter au mythographe latin Hygin pour avoir une présentation synthétique de son origine supposée et de sa signification 3 :

Quam <virgulam> manu tenens Mercurius, cum proficisceretur in Arcadiam et uidisset duos dracones inter se coniuncto corpore alium alium adpetere, ut qui dimicare inter se uiderentur, uirgulam in utrumque subiecit ; itaque discesserunt. Quo facto, eam uirgulam pacis causa dixit esse constitutam. Nonnulli etiam, cum faciunt caduceos, duos dracones inplicatos uirgula faciunt, quod initium Mercurio fuerat paci.

Mercure tenait [cette baguette] à la main quand il partit pour l’Arcadie et vit deux serpents, les corps enlacés, aux prises l’un avec l’autre, comme des combattants : il lança sa baguette sur eux deux ; aussi se séparèrent-ils ; après ce geste, il dit que cette baguette était un instrument de paix. Certains aussi, en faisant des caducées, représentent deux serpents enlacées sur une baguette, car cela avait été un principe de paix pour Mercure.

Dans l’esprit d’Alciat, qui était un professeur de droit réputé, cette éloquence peut être plus particulièrement celle de l’homme de loi, capable grâce à elle de régler des litiges. Mais l’épigramme invite à une lecture plus large, et l’association de l’intelligence et de l’éloquence évoque de manière plus générale la conception du lettré humaniste. Quant aux belles cornes d’abondances symétriques ajoutées en 1534, en accord avec l’épigramme d’Alciat, elles symbolisent cette réussite, qui inclut la prospérité matérielle, que le titre de l’emblème désigne par le terme de fortuna, et l’épigramme par l’expression rerum copia multa.

Des sources variées : monnaies anciennes, gravures et devises modernes

Sesterce
Sesterce frappé sous Tibère au nom de Drusus le Jeune
(RIC (2), Tiberius, 42 ; BNF 72).

Selon Stéphane Rolet, diverses sources peuvent être convoquées pour expliquer la naissance de cet emblème. La gravure de 1534 rappelle plusieurs monnaies romaines, dont un sesterce frappé sous Tibère pour Drusus, sur lequel on voit des cornes d’abondance symétriques, de part et d’autre d’un caducée ailé. Les deux têtes d’enfants qui surmontent ces cornes font allusion à deux jumeaux, Tiberius Gemellus et Germanicus Gemellus, fils de Drusus et Livia Drusilla, et signifient l’espoir d’une descendance impériale.

Deux médaillons issus du Songe de Poliphile de Francesco Colonna (fiction publiée à Venise chez le grand imprimeur Alde Manuce en 1499, source de nombreux modèles iconographiques du XVIesiècle) ont sans doute aussi joué un rôle inspirateur : le premier associe un caducée à d’autres motifs iconographiques, le deuxième des cornes d’abondance à un trophée. Stéphane Rolet a surtout montré que les symboles présents sur la gravure de 1531, et plus encore de 1534, étaient déjà présents sur certaines versions de la devise que s’était choisie Ludovic Sforza, duc de Milan. Cette combinaison de symboles figurés était cependant associée à une formule différente : Vt iungor (« Quand je m’unis »), adoptée dès le mariage de Ludovic Sforza avec Béatrice d’Este. C’est pour lui qu’apparaîtrait pour la première fois l’idée de surmonter le caducée d’un pétase ailé, et de l’associer à des cornucopies. Ces dernières se référeraient à la naissance de son fils aîné, qui assure à Ludovic la continuité de sa dynastie. Quant à Mercure, il revêt une importance particulière, sans doute astrologique : la date de naissance de Ludovic le place sous l’influence de Mercure et du Soleil.

Alciat, milanais, connaissait bien l’univers symbolique des Sforza. L’appariement de ces symboles iconographiques avec la devise Virtuti fortuna comes peut avoir être faite par Alciat lui-même. Ou bien il peut l’avoir repris d’un juriste, Jason de Mayne, dont il a été l’élève et qui s’était lui-même choisi pour devise Virtuti fortuna comes, mais sans y adjoindre aucun motif iconographique. Entre 1532 et 1533, le poète et médailleur Jean Second, originaire de Malines, qui suivait alors le cours de droit donnés par Alciat à l’université de Bourges, a réalisé pour lui une médaille avec le profil d’Alciat sur le droit, et au revers une composition symbolique très proche de celle qu’on voit sur l’emblème de 1534. Il est probable qu’Alciat lui-même ait demandé à Second de faire représenter ces motifs iconographiques, qui figureront aussi sur son tombeau. Dans le cadre de la médaille et du tombeau, la figure symbolique célèbre ainsi le fruit à la fois matériel et intellectuel de sa brillante carrière de professeur de droit (sa fortune… et ses livres). Et de fait, Alciat est connu pour avoir été recruté par plusieurs universités successives (Avignon, Bourges, Pavie), et avoir touché un salaire plus important que celui de ses collègues, qui témoignait de son succès.

Une célébration optimiste de la condition d'homme de lettres

Dans le recueil d’emblèmes, le poème donne une portée générale à la figure. Alors que certains humanistes ont pu faire un tableau sombre de la condition du lettré, comme Leon Battista Alberti dans son opuscule Avantages et inconvénients des lettres, l’épigramme célèbre ici la condition bienheureuse du lettré éclairé, dont l’activité intellectuelle est récompensée par la fortune, comprise à la fois comme personnification traditionnelle de la chance et comme prospérité matérielle.

  1. Érasme, Les Adages, dir. J.-Ch. Saladin, Paris, Les Belles Lettres, 2011, t. 4, p. 420-421.
  2. Stéphane Rolet, « La genèse complexe de l’emblème d’Alciat Virtuti fortuna comes : de la devis au caducée de Ludovic Sforza à la médaille de Jean Second en passant par quelques dessins de Léonard », dans Alciat (1492-1550). Un humaniste au confluent des savoirs dans l’Europe de la Renaissance, éd. A. Rolet et St. Rolet, CESR/Brepols, 2013, p. 321-365.
  3. Hygin, L’Astronomie, 2, 7 : texte établi et traduit par André le Boeuffle, Paris, Les Belles lettres, 2002.
Par Anne-Hélène Dollé
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