
Le songe de Poliphile
Dans son commentaire de l'adage 1001 Festina lente, Érasme dit que le sens du symbole iconographique associé à cette formule, l'ancre avec un dauphin enroulé autour, est donné par les « hiéroglyphes ».
Id autem symboli nihil aliud sibi uelle quam illud Augusti Caesaris dictum, σπεῦδε βραδέως, indicio sunt monumenta litterarum hieroglyphicarum.
Ce symbole ne signifie rien d’autre que l’illustre formule de César Auguste : « Hâte-toi lentement », les recueils de hiéroglyphes en sont témoins.
À quoi pense-t-il ? Très certainement à un roman, Le Songe de Poliphile, publié en 1499, justement par l'imprimeur vénitien Alde Manuce qui s'est choisi ce symbole comme marque d'imprimeur. Ce livre a beaucoup marqué le monde humaniste par sa mise en page et ses gravures magnifiques. Or dans ce roman, l'auteur, connu sous le nom de Francesco Colonna (même s'il y a toujours débat sur son identité réelle), prétend donner à voir plusieurs hiéroglyphes et leur signification. Dans ce roman allégorique en effet, le personnage principal, Poliphile, est à la recherche d’une belle jeune fille, Polia. Pour la rejoindre, il accomplit en rêve un long parcours initiatique au sein de paysages et d’architectures à l’antique, et déchiffre inscriptions et ornements allégoriques. Le roman de Colonna est l'une des manifestations les plus marquantes du grand intérêt que les lettrés et artistes de la Renaissance développent pour l'écriture de l'Égypte ancienne, même s'il faut attendre Champollion (1790-1831) pour que celle-ci soit réellement comprise.
La fascination pour les hiéroglyphes à la Renaissance
La Renaissance rêve et spécule sur les hiéroglyphes égyptiens. On y voit une écriture sacrée et idéale, dans la mesure où l’on pense que tous les hiéroglyphes serviraient à désigner non pas un son, mais une chose ou une idée, avec laquelle ils entretiendraient par leur forme un lien privilégié. Ainsi, les hiéroglyphes ne seraient pas des signes conventionnels et arbitraires, forgés par les hommes, comme les lettres de l’alphabet latin, mais des lettres chargées de « mystère ». Pour les déchiffrer, il faut s’aider de toutes les sources littéraires qui peuvent contribuer à interpréter ces symboles, selon des lois censées être universelles. Cette manière de concevoir les hiéroglyphes et d’en rendre compte recourt à un symbolisme « naturel » plus ou moins intuitif, à la métonymie ou la métaphore. Il se fonde sur les œuvres encyclopédiques comme l’Histoire naturelle de Pline. C’est le cas du dauphin, qui passe en effet dès l’Antiquité pour l’animal le plus rapide.
Festina Lente, pseudo-hiéroglyphe du Songe de Poliphile
Reprenons le déchiffrage du symbole Festina lente, tel qu'Érasme le propose dans le commentaire de l'adage 1001 :
Circulus [...] quoniam nullo finitur termino, sempiternum innuit tempus. Ancora, quoniam nauim remoratur et alligat sistitque, tarditatem indicat. Delphinus, quod hoc nullum aliud animal celerius aut impetu perniciore, uelocitatem exprimit. Quae si scite connectas , efficient huiusmodi sententiam : Ἀεὶ σπεῦδε βραδέως.
- Traduisez ce paragraphe d'Érasme.
- Le terme grec Ἀεὶ se traduit en latin semper. Or la formule enrichie de l'adage Festina lente que cite ici Érasme est exactement celle que l'on trouve déjà dans le Songe de Poliphile. Cela explique aussi qu'un signe graphique supplémentaire s'ajoute au dauphin et à l'ancre : un circulus, symbole d'éternité.
Voici le passage du Songe de Colonna concerné. Il est cité dans la version française qu’en a donné le traducteur Jean Martin, et qui a été publiée en 1546 à Paris chez Jean Kerver :

Lors passant outre, je trouvai un pont antique fait de marbre blanc, et qui n’avait qu’une seule arche, mais elle était assez grande, et conduite par bonne proportion. […]
Sous la voûte de ce pont, se trouvent deux « carré[s] de porphyre », sur lesquels figurent des inscriptions hiéroglyphiques. [...]
Au côté gauche, et proprement à l’opposite, y en avait un autre [carré de porphyre] semblable, fors qu’il était de pierre serpentine, avec aussi telle sculpture de hiéroglyphes : un cercle et un ancre, sur la stangue duquel s’était entortillé un dauphin et je les interprétai pareillement en cette manière :
Semper festina tarde.
- Vous pouvez remarquer que cette « suite hiéroglyphique » (cercle - dauphin enroulé autour d'une ancre) est surmontée par une autre sur laquelle on peut reconnaître : un casque orné d'une tête de chien, un bucrane orné de bandelettes et de palmes, une lampe à huile en forme d'oie. Le sens de cette autre « suite hiéroglyphique » est donnée par l'inscription latine qui surmonte le cadre : PATIENTIA EST ORNAMENTVM, CVSTODIA ET PROTECTIO VITAE. Essayez de la traduire. Pouvez-vous deviner à quel élément iconographique doit être associé chaque mot de la formule ?
Succès et diffusion du Songe de Poliphile à la Renaissance : le Traité des Vertus de François Demoulins

de François Demoulins (1509)
©Bnf, ms. fr. 12247, f. 1v.
La gravure qui figure dans le Songe de Poliphile inspire la belle enluminure qui ouvre le Traité des vertus dédicacé par François Demoulins à Louise de Savoie, mère du dauphin François d'Angoulême, futur François Ier. Lui-même est représenté en haut du mât d’un navire, lequel figure les dangers de la navigation. Louise de Savoie, quant à elle, serait symbolisée par l’ancre : elle joue un rôle de protectrice à l'égard de François Demoulins, dont elle a fait le précepteur de son fils. Par ailleurs, le dauphin acquiert dans ce contexte une signification supplémentaire, puisqu’il fait penser au dauphin François. On peut penser à l’interprétation de l’adage dans l’Antiquité, chez Auguste notamment, et chez Érasme : l’adage, dit Érasme, est « royal », parce qu’il convient tout particulièrement à l’homme politique et au chef militaire qui doivent allier la prudence et l’audace, la lenteur de la délibération et la rapidité de l’exécution. Il fait ainsi l'éloge du prince dont la politique mettrait en œuvre la devise Festina lente :
[...] si adsit τὸ σπεῦδε βραδέως hoc est maturitas quaedam ac moderatio simul ex uigilantia lentitudineque temperata, ut neque per temeritatem quicquam faciat paenitendum, neque per socordiam quidquam praetereat, quod ad reipublicae commodum pertinere uideatur, quaeso te, quid esse possit hoc imperio felicius, firmius stabiliusque ?
Selon Anne-Marie Lecoq1, le dauphin associé à l’ancre, dans cette enluminure, est un hommage rendu à la complémentarité entre la prudence politique de Louise de Savoie et la fougue du jeune François. Cette image date de 1509, c’est-à-dire qu’elle précède de six ans le moment où François Ier devient roi de France, par le fait d’un concours de circonstances et grâce à l’ambition de sa mère. On voit par cet exemple combien les symboles iconographiques interprétés à la lumière de devises antiques circulent dans l'Europe humaniste, tout en s'adaptant à des contextes politiques et culturels variés.