
Marque d'Alde Manuce
Alde Manuce, imprimeur humaniste et créateur de livres nouveaux
Alde Manuce est l’un des imprimeurs les plus importants de l’époque humaniste. Depuis son atelier à Venise, il diffuse dans l’Europe entière l’édition princeps (la première édition imprimée existante) de nombreux auteurs latins et grecs de l’Antiquité, ainsi que des auteurs humanistes contemporains comme Pietro Bembo, Francesco Colonna ou Érasme. Il est le premier à avoir imprimé du grec de manière aussi intense, en réalisant une police grecque complète. C’est grâce à Alde Manuce que les classiques de l’Antiquité ne se vendent plus seulement dans les formats traditionnels, notamment l’in-folio, lourd à manier, mais sous des petits formats qui correspondent à notre « livre de poche ». Machiavel peut ainsi raconter comment il emporte avec lui les ouvrages des poètes latins pour les lire dans la campagne. Alde est aussi l’inventeur de l’italique, qui sera privilégié au XVIe siècle pour l’édition des textes poétiques.
Le dauphin enroulé sur une ancre : la marque d’Alde
Alde choisit comme marque d’imprimeur un dauphin enroulé autour d’une ancre. C’est une association d’images dont Érasme dit bien, dans l’adage Festina lente, qu’il l’a trouvée sur une monnaie de Titus que lui avait donnée le cardinal humaniste Pietro Bembo1.

Sur la marque jointe, figurent en abrégé les tria nomina d'Alde Manuce : Aldus Manutius Romanus. Les humanistes aiment à se donner un nom sur le modèle des tria nomina de la Rome antique (= praenom, nomen, cognomen, ce dernier indiquant, chez les humanistes, leur ville de naissance).
Iam uero dictum idem Tito Vespasiano placuisse ex antiquissimis illius nomismatis facile colligitur, quorum unum Aldus Manutius mihi spectandum exhibuit argenteum, ueteris planeque Romanae scalpturae, quod sibi dono missum aiebat a Petro Bembo patricio Veneto, iuuene cum inter primos erudito, tum omnis litterariae antiquitatis diligentissimo peruestigatore. Nomismatis character erat huiusmodi : altera ex parte faciem Titi Vespasiani cum inscriptione praefert, ex altera ancoram, cuius medium ceu temonem delphin obuolutus complectitur. Id autem symboli nihil aliud sibi uelle quam illud Augusti Caesaris dictum, σπεῦδε βραδέως, indicio sunt monumenta litterarum hieroglyphicarum.
Que Titus ait pris plaisir à cette même formule, se déduit facilement des très anciennes monnaies de cet empereur, dont Alde Manuce me fit voir un exemple, une pièce d’argent dont la facture était ancienne et de toute évidence romaine. Il disait qu'elle lui avait été donnée par Pietro Bembo, un patricien vénitien, un jeune homme qui n'était pas seulement un érudit distingué, mais aussi un explorateur fort diligent de la littérature antique. Les motifs de la pièce étaient les suivants : d’un côté elle porte l’effigie de Titus, avec une inscription, de l’autre, une ancre, dont un dauphin enroulé entoure le milieu ou verge. Ce symbole ne signifie rien d’autre que l’illustre formule de César Auguste : « Hâte-toi lentement », les recueils de hiéroglyphes en sont témoins.
À la Renaissance se développe l’intérêt pour les monnaies antiques, d’abord pour les bustes de profil d’empereurs et d’hommes illustres qui figurent au droit, puis pour les motifs figurés du revers. Les humanistes les interprètent à la manière dont eux-mêmes vont mobiliser des signes iconographiques sur les médailles qu’ils se font frapper : comme des « devises ». Certes, les motifs qui figurent au revers des monnaies antiques sont bien porteurs d’une signification. Mais il s’agit plus de propagande politique que de « devise » personnelle à proprement parler. C’est donc à la Renaissance qu’on fait le lien entre la devise favorite d’Auguste et le dauphin enroulé autour d’une ancre de la monnaie de Tibère. La marque d’Alde Manuce est très connue. Érasme célèbre l’imprimeur dans son adage Festina Lente : d’une certaine façon, c’est un nouvel empire, celui des lettres, qu’Alde instaure à travers l’Europe, grâce aux dizaines d’éditions qu’il vend un peu partout :
[…] Aldus bibliothecam molitur, cuius non alia saepta sint, quam ipsius orbis
- Essayez de traduire cette citation d'Érasme .
L’atelier d’Alde sera repris par ses fils à sa mort, et ceux-ci conservent sa devise, comme on le voit ci-dessous.

Matura, une variante du Festina lente
Érasme rappelle bien l’une des sources antiques importantes de l’adage Festina Lente : les Nuits attiques d’Aulu-Gelle. À la suite d’Aulu-Gelle, Érasme propose de voir dans le seul impératif latin Matura l’équivalent du Σπεῦδε βραδέως grec. Un autre atelier d’imprimerie célèbre de la Renaissance, celui de Jean II et François Frellon à Lyon, adopte la devise Matura avec une autre combinaison de motifs : le crabe (pour la lenteur) et le papillon (pour la rapidité). La marque des Frellon trouve elle aussi sa source dans un revers de monnaie antique, une pièce d’or d’Auguste, comme l’a mis en valeur Jean Guillemain dans un article consacré aux marques inspirées par les débuts de la numismatique à la Renaissance 2.

- Érasme de Rotterdam, Les Adages, dir. J.-Ch. Saladin, Paris, Les Belles Lettres, 2011, t. II, p. 4.
- Voir Jean Guillemain, « L’invention de la numismatique : des arts décoratifs aux sciences auxiliaires de l’histoire », Anabases [En ligne], 17 | 2013, mis en ligne le 01 avril 2016, URL : https://journals.openedition.org/anabases/4116.